Le nombre d’enfants qui ne jouent jamais dehors est devenu exponentiel, au point que l’on parle désormais “d’enfants hors-sol” ! Pionnière de l'École Dehors, Crystèle Ferjou nous explique les 1000 bienfaits du grand air...
LE CONCEPT DU PODCAST JAMBON COQUILLETTES
« Il faut tout un village pour élever un enfant » : ce proverbe africain nous rappelle combien l’éducation est une affaire de solidarité et se nourrit de personnes dont s’inspirer. En quête de réponses et curieux des savoirs qui circulent ci et là, Jambon Coquillettes interroge des professionnels de l’enfance sur leur expertise, mais également sur leur propre expérience de parents. L’occasion d’élargir son horizon et de s’enrichir du vivant où s’entremêlent théorie, tâtonnements, petits échecs et grandes joies. Bienvenue sur Jambon Coquillettes !
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Les livres de Crystèle Ferjou
“Emmenez les enfants dehors” aux éditions Laffont
"Il était une fois… la classe dehors" aux éditions Hachette éducation
Les livres recommandés par Crystèle Ferjou avec les enfants
“50 aventures dans la nature que tu dois absolument faire avant 12 ans” d’Elise Darteyre et François Lenormand aux éd. Plume de Carotte.
“Insectes de France et d’Europe”, le “Guide ornitho” et les “Plantes par la couleur” aux éd. Delachaux et Niestlé.
Les livres recommandés par Crystèle Ferjou pour les professionnels de l’enfance
“L'école à ciel ouvert” de Sarah Wauquiez, Nathalie Barras et Martina Henzi aux éd. Salamandre.
“Faire classe dehors” d’Alexandre Ribeaud aux éd. Ecole Vivante.
BUBBLEmag
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LE TEXTE DE L'INTERVIEW
Bienvenue sur Jambon Coquillettes, un podcast BUBBLEmag. Le mythe du Livre de la jungle est bien loin. Aujourd'hui, laisser batifoler son enfant dans la nature est presque devenu une faute parentale. En deux générations, le nombre d'enfants qui ne jouent jamais dehors, que ce soit en ville comme en milieu rural, est devenu exponentiel. Au point que l'on parle désormais d'enfants « hors-sol ». Passionnée par le sujet et convaincue de l'importance de relier le petit d'homme à son environnement naturel, Crystèle Ferjou, enseignante et conseillère pédagogique, et maman de deux enfants, a été une des pionnières en France à faire classe dehors, avec ses jeunes élèves de primaire. Autrice des livres Emmener les enfants dehors, paru en 2020 aux éditions Laffont, et Il était une fois la classe dehors, publié en 2022 chez Hachette Éducation, elle est devenue une référence sur cette manière de faire classe au grand air. « Le bout du monde et le fond du jardin contiennent la même quantité de merveilles. » Cette phrase de l'écrivain Christian Bobin, qu'elle a reprise en épigraphe de son premier livre, résume combien l'extraordinaire, pour un enfant, n'a pas besoin d'exotisme, mais d'aventures en bas de chez soi.
Anne-Laure Troublé : Bonjour Crystèle.
Crystèle Ferjou : Bonjour.
A.L.T. : Pourquoi nos enfants sont-ils en train de perdre le contact avec la nature ?
C.F. : Ce qu'on peut dire aujourd'hui, c'est que la majorité des enfants que l'on accueille dans les structures d’éducation comme l'école, sont des enfants « d’intérieur ». On parle même parfois d’enfants « hors-sol ». Ce sont des enfants, en fait, qui vivent la majorité de leur temps à l’intérieur. Il y a plusieurs raisons à ça. La première, c'est l'urbanisation croissante de nos sociétés industrielles, qui a conduit à plus d’insécurité dans les rues, parce que beaucoup de voitures se déplacent aujourd'hui en ville, dans les cœurs de ville. Du coup, c'est vrai que pour garder les enfants en sécurité, on a tendance à les laisser plutôt à l’intérieur, donc ils vivent une plus grande sédentarisation.
A.L.T. : Vous disiez dans votre livre que c'est également vrai pour les personnes et pour les enfants vivant en milieu rural ?
C.F. : Oui, complètement. C'est vraiment généralisé. Les enfants de milieu rural ont une vie beaucoup plus citadine qu’il y a encore une trentaine d'années. Très peu d'entre eux jouent dans leur jardin. Généralement, c'est vrai que la grande différence entre un enfant de milieu rural et un enfant de milieu urbain, c'est que l'enfant de milieu rural va habiter une maison et avoir un jardin. Mais très peu d'entre eux ont l'habitude de jouer dans leur jardin. Ils ont une préférence pour l’intérieur et, à l’intérieur, pour des jeux qui vont être en grande majorité des cas, devant un écran.
A.L.T. : Si je comprends bien, il y a une partie qui incombe aux parents, pour des raisons tout à fait légitimes. Une autre aussi vient des enfants, qui sont plus enclins à rester dans les écrans qu’à sortir. Comment on peut motiver ses enfants à sortir ?
C.F. : Tout d'abord, commencez par sortir avec eux… Parce que cette culture du dehors, qu'on avait encore dans les années 50-60 ans… Les enfants allaient quotidiennement seuls à pied à l'école, et donc ce qu'on appelait à l'époque cette « école buissonnière », où sur le chemin de l'école, il se passait plein de choses, d'observations, de découvertes, ce qui stimulait beaucoup leur curiosité… Eh bien, nos enfants d’aujourd'hui n'ont plus ces souvenirs et cette expérience d’école buissonnière. Donc c'est bien un rôle de l'ensemble des adultes qui encadrent l'enfant, qui l'accompagnent dans son quotidien de vie – que ce soit le parent, comme l'enseignant ou un animateur de centre de loisirs. C'est aussi à nous de sortir avec les enfants que l'on accompagne et de les aider à s'émerveiller avec tout le vivant qui nous entoure, y compris en ville. Même en ville, on a une part de nature, que ce soit des petites bêtes, des microplantes, du végétal, des fleurs… Toutes ces petites choses-là qui sont à portée de nos pieds…
C'est peut-être à nous de faire prendre conscience à l'enfant de toutes ces merveilles qui sont autour de nous. D'ailleurs, ça me fait penser à une réaction de Rachel Carson qui, dans les années 50, s'intéressait beaucoup au rôle de la nature dans l'éducation des enfants, et qui disait : « Aidez votre enfant à s'émerveiller. ». On est vraiment dans cette idée-là. Et quand un parent lui disait : « Mais comment moi je peux imaginer être capable d'enseigner un peu sur la nature, alors que je suis moi-même incapable de distinguer un oiseau d'un autre ? » En fait, Rachel Carson expliquait qu'elle était sincèrement persuadée que pour un enfant, et pour des parents qui cherchent à le guider, il est bien moins important de savoir que de ressentir. Donc c'est tout d'abord accompagner l'enfant dans « ressentir comment ça fait du bien d'être dehors », et quand on ressent un petit peu de soleil sur la joue, ou quand on écoute un oiseau chanter, ou quand on l'observe sur une branche juste au-dessus de nous.
C'est ces petites choses du quotidien qui vont à la fois favoriser une certaine expérience esthétique au monde de l'enfant, et puis qui vont tisser ses premiers liens avec le vivant dont il fait partie.
A.L.T. : Donc la sortie au parc après l'école est très importante.
C.F. : Oui, elle est effectivement nécessaire, parce que dans sa journée de classe, l’enfant va passer beaucoup de temps à l'intérieur, dans sa salle de classe. La cour de récréation, malheureusement… Alors là, pour le coup, qu'elles soient en ville ou à la campagne, nos cours de récréation d'école en France se ressemblent toutes. C'est souvent des grands rectangles goudronnés. Et donc l'enfant, dans son quotidien de vie à l’école, a très peu l'occasion d’être au contact avec des éléments de nature. Donc oui, quand on va le chercher à l'école, si on peut passer par le parc avant de rentrer à la maison, c'est plutôt une bonne idée.
A.L.T. : Et puis le week-end, si vous n’avez pas de parc près de chez vous, essayez de vous déplacer un petit peu, d'aller vers des jardins…
C.F. : Voilà, et de profiter justement du week-end pour aller pique-niquer dehors. Parce qu’enfin, c'est déjà toute une aventure. Au lieu de manger en famille à l'intérieur, le week-end, ça peut être l'occasion de préparer un panier, ou une glacière selon le temps, et puis de partir pique-niquer dans un bout de parc avec son enfant ou avec ses enfants. Ces petites choses du quotidien vont vraiment être fondatrices du lien qu'il va pouvoir tisser après avec la nature et avec le vivant en général.
A.L.T. : Est-ce que vous avez des ouvrages à conseiller aux parents, qui leur donneraient des idées d'activités pour identifier les plantes, les animaux ?
C.F. : Oui. Il existe beaucoup, beaucoup d'ouvrages sur le sujet. Il y en a quelques-uns, pour les parents, qui sont, je trouve, très bien adaptés. Ce sont des guides d'activités dans la nature, déjà. Je pense aux éditions Plume de Carotte, 50 aventures dans la nature que tu dois absolument faire avant douze ans. Ça, c'est une mine de pistes pour proposer ou trouver « la » bonne idée d'activité à vivre dans la nature. Et pas forcément que des activités qui vont favoriser l'identification des plantes ou des animaux qu'on va observer. Alors bien sûr, les guides de détermination sont aussi utiles. Il y a des grands guides d'identification, qui sont utilisés par les naturalistes, ce sont les guides d'un éditeur suisse, Delachaux et Niestlé. Il y a le guide des insectes, le guide ornithologique, le guide des plantes sauvages. Ce sont des vrais guides de terrain, mais que les enfants apprécient beaucoup, y compris les plus petits, alors qu'on a l'impression qu'ils ne sont pas adaptés pour eux parce que c'est des gros livres, mais en fait, ce sont des grands imagiers. Et donc même un jeune enfant est capable de retrouver la plante qu'il a observée avec son parent dans le livre, et de prendre du plaisir, justement, de retour à la maison, de feuilleter le livre pour s'amuser à retrouver ce qu'il a pu observer dehors.
A.L.T. : Vous étiez, il y a vingt ans, parmi les premières enseignantes à faire classe dehors. Qu'est-ce que l'école dehors ?
C.F. : C'est faire la classe dans un espace de nature qu'on aura identifié à proximité de l'école. Parfois, certains collègues que j'accompagne font classe dehors, à l'intérieur même de l'enceinte de l'école, quand l'école est vaste et dispose d’un espace un peu de nature ou d'un coin de nature au sein même de l'école. Mais il y a cette idée de faire classe dans un espace de nature proche de la classe, en tout cas, de façon régulière. Donc je dirais, c'est au moins une fois par semaine. Ça peut être une heure, une demi-journée voire une journée complète par semaine. Pour vraiment, véritablement, que ça s'inscrive dans l’emploi du temps. La classe dehors, c'est pas juste proposer une simple sortie ponctuelle plusieurs fois dans l'année, mais c'est bien inscrire cette pratique dans son quotidien de classe, et donc dans son emploi du temps. Donc une fois que c'est inscrit dans l’emploi du temps, c'est vraiment l'idée de pratiquer toute l'année et par tous les temps.
A.L.T. : Et qu'est-ce qui vous avait inspirée ?
C.F. : C'est de découvrir les pratiques des forest schools nordiques, et aussi mon attachement, bien sûr, pour le mouvement de ce qu'on appelle « l'éducation nouvelle ». Dans ma pratique de classe au quotidien, je m'inspirais déjà beaucoup des pratiques coopératives, de la pédagogie Freinet, de la pédagogie, aussi, Maria Montessori. Et en fait, ces pédagogies issues du mouvement de l'éducation nouvelle, ce sont des pédagogies qui ont en commun de mettre en lien l'enfant et la nature. La place de la nature dans l'éducation de ces pédagogies, c'est vraiment important.
A.L.T. : Vous dites que dans les pays scandinaves, c'est quelque chose qui est très établi ?
C.F. : Au début des années 50, ces pays-là et en particulier le Danemark, étaient en pénurie de structures en dur pour accueillir les nouvelles générations d'enfants qui arrivaient. Et donc l’État du Danemark a initié une première expérimentation d’école en forêt, et très, très vite, les éducateurs ont été conquis par le fait d’accueillir des enfants au cœur de la forêt. Et du coup, ça s'est développé et ç’a été vraiment porté par l’État au Danemark. Aujourd'hui, au Danemark, il y a à peu près la moitié des jardins d'enfants qui sont accueillis en milieu forestier. Donc c'est vraiment une pratique très ancrée. Et puis cette pratique s’est diffusée en dehors des pays nord-européens. Elle s'est diffusée en Allemagne et puis en Suisse dans les années 70 pour, plus récemment, arriver en Belgique et en France. On a vraiment commencé à s'intéresser au sujet de l'enseignement dehors, dans les pratiques scolaires, je dirais à partir de 2018, donc un petit peu, quand même, avant la pandémie de Covid et le premier confinement.
A.L.T. : Et du coup, aujourd'hui, ça concerne combien de classes ?
C.F. : Je dirais que, sur mon département… Parce que comme j'ai une mission départementale, j’ai plutôt une vision départementale des pratiques. Aujourd'hui, on est à peu près à 300 classes praticiennes de l’école dehors, de la maternelle au CM2. Et quand on propose au plan de formation des formations sur le sujet, on a vraiment beaucoup d'enseignants qui s'y inscrivent. Donc il y a un vrai besoin d'accompagnement des enseignants sur ces pratiques, et même sans être accompagnés, compte tenu des ressources qui existent déjà à disposition des enseignants, les enseignants s'emparent du sujet et initient des choses dans leurs écoles.
A.L.T. : Quels sont les bénéfices pour les enfants que de faire classe dehors ?
C.F. : Les bénéfices sont très nombreux. Si on revient un petit peu sur ce dont on parlait au tout début, de cette génération d’enfants d’intérieur et d’augmentation de la sédentarité, on sait clairement qu'aujourd'hui, de proposer des temps de pratique de classe dehors, ça va favoriser l'activité physique de l’enfant. Puisque en classe dehors, l’enfant apprend en mouvement, en bougeant. Donc ça va réduire aussi l'obésité, qui est croissante dans notre pays. Il y a aussi la santé mentale, psychique. Et ça, je crois qu’on en a tous fait l'expérience. On sait que quand on est confiné et qu'on ne peut plus sortir, on se sent moins bien. Et le fait d’aller dehors, d’être en contact avec des espaces de nature, ça nous fait du bien. Adultes comme enfants, je dirais. Et puis d’autres bénéfices ont été identifiés par des suivis d’enfants qui pratiquent la classe dehors depuis plusieurs années, notamment au niveau des apprentissages scolaires.
Le fait de faire classe dehors favorise la mémorisation et l'ancrage des savoirs, parce que l'enfant va être en contact avec des éléments très concrets, il va être confronté au réel. Donc ça va stimuler à la fois sa créativité, son questionnement, sa curiosité et sa joie d’apprendre.
A.L.T. : Vous disiez dans votre livre aussi que vous observiez moins de bagarres, et plus de coopération entre les enfants.
C.F. : Oui, c'est vrai. Dehors, des nouveaux réseaux de coopération vont s'installer. Tout simplement parce qu'on va avoir besoin de la compétence d'un enfant en particulier pour déplacer un tronc d'arbre, une brouette… En fait, dehors, ils se mettent des défis qui sont posés d'emblée par le milieu, qui est plus complexe que celui d'une salle de motricité, d'une cour de récréation ou d'une salle de classe, et qui fait qu’en fait, ils vont assez spontanément solliciter les enfants qui sont autour d'eux dans leurs actions, soit de jeu, soit d’apprentissage, pour travailler ensemble. Et il y a beaucoup de projets collectifs qui s'installent en classe dehors. Du fait aussi que, dans nos salles de classe, l'espace est beaucoup plus contraint. Moi, j'ai beaucoup enseigné en maternelle, donc je vais donner un exemple très concret en maternelle. Dans nos salles de classe maternelle, on propose souvent aux enfants des espaces pour développer ce qu'on appelle « les jeux symboliques », donc pour rejouer à la cuisine, pour rejouer aux voitures, ou pour bricoler.
Mais ces espaces, du fait de la dimension de la salle de classe, ils sont limités, souvent, à un certain nombre d'enfants : trois, quatre maximum. En classe dehors, l'espace est plus vaste et donc, si dix enfants ont envie de préparer dans le coin cuisine de la classe dehors une soupe de sorcière par exemple, eh bien c'est possible. On n’a plus besoin de limiter le nombre d'enfants. Et donc, d'emblée, la coopération se crée entre eux. Parce que s'organiser à dix pour préparer cette soupe de sorcière, eh bien… Il faut se mettre à parler, communiquer ensemble, se mettre d'accord, se partager les outils, les objets, et donc se donner des nouvelles règles de jeu. Et donc tout ça, c'est vraiment facilité en classe dehors.
A.L.T. : Comment se passe une classe dehors ? Est-ce que vous étudiez les mêmes matières qu'à l'intérieur ? Comment les enfants écrivent ? Est-ce que c'est vraiment de l'école, ou est-ce que c'est un temps de jeu ?
C.F. : Alors c'est vraiment de l'école, mais c'est l'école autrement. Parce qu'effectivement, en classe dehors, on ne va pas déplacer ni des chaises, ni des tables. Donc on va privilégier une autre forme d'apprentissage, beaucoup flexible, où l'enfant va pouvoir, peut-être, s'asseoir par terre, pourquoi pas s'allonger, se mettre accroupi… Il va s'installer selon son besoin physique, comme il le souhaite. Pourquoi pas rester debout ? Et, donc, pour écrire, parce qu'il y a des activités d'écriture aussi en classe dehors, il va utiliser une planchette, plutôt un crayon de papier parce qu'en temps humide ou en temps de pluie, c'est plus facile d'écrire avec un crayon de papier qu'un stylo à bille. On va laisser de la place aussi aux jeux libres. Pendant que l'enseignant est avec un petit groupe d'enfants autour d'une activité précise, pourquoi pas de production d'écrit, les autres enfants vont pouvoir être en plus grande liberté sur des actions qu'ils auront choisies volontairement, et pour lesquelles ils vont s'organiser par eux-mêmes.
Et l'enseignant va aussi, à un moment donné, avoir la possibilité d'observer ses élèves en action, en train de s'organiser entre eux. Et du coup, le temps de jeu libre, il est vraiment intégré aux apprentissages, avec une observation active de l'enseignant. Ce qui est un peu différent dans le fonctionnement de l'école, où le temps de récréation, c’est un temps très, très court, qui permet rarement aux enfants de laisser la place à une organisation sociale, de règles de jeux qui pourraient s’ordonner ensemble. On en a parlé aussi tout à l'heure, mais souvent, il y a une grande partie de la cour qui est dédiée aux jeux de ballons. Parfois, les enfants bénéficient d'un bac à sable, mais c'est quand même… Ce bac à sable, il n'est pas accessible en permanence, surtout s'il a plu, le sable va être mouillé, donc on ne va pas autoriser l'enfant à jouer dans le sable. En classe dehors, il va pouvoir manipuler, mélanger les matières beaucoup plus facilement.
A.L.T. : Comment on fait des maths, par exemple, dehors ?
C.F. : Par exemple, les enfants travaillent sur les formes géométriques. On a envie de s'assurer qu'ils commencent à mémoriser les propriétés du triangle, par exemple. Pourquoi pas leur proposer une petite activité très concrète en classe dehors ? « Allez chercher trois bâtons et organisez-vous pour construire un triangle. » Alors ils vont devoir chercher trois bâtons. Donc ça veut dire que petit à petit, ils vont conscientiser que « quand même, pour faire un triangle, il me faut trois… Il y a trois côtés, j'ai besoin de trois bâtons. Mais oui, ça va être les trois côtés de mon triangle ». Et puis il va falloir s'organiser pour pouvoir attacher ou positionner les bâtons pour former un triangle. C'est des petites choses très concrètes, mais qui s'ancrent, en fait, corporellement aussi, et physiquement, dans la pratique de l'enfant. Et souvent, les enseignants disent : « Certaines notions mathématiques sont très, très difficiles à faire passer, nécessitent plusieurs séances en classe ; et en classe dehors, en une séance, la notion est très vite mémorisée. »
A.L.T. : Tout à l’heure, vous parliez d'utiliser des crayons parce que ça peut être une sortie sous la pluie. Ça veut dire que l'école dehors se fait toute l'année, quelle que soit la météo ?
C.F. : Oui. Bien évidemment, ça implique d'être bien équipé. D'où l'importance de bien communiquer avec les familles. Parce que pour préparer une pratique de classe dehors, on est vraiment dans le principe de coéducation, où les familles doivent être associées au projet parce que l'équipement, il est incontournable. Un enfant qui est bien équipé : donc d'une paire de bottes, d'une bonne paire de chaussettes ; en fonction de la saison, parfois, c'est une double paire de chaussettes pour ne pas avoir froid aux pieds, ou des bottes fourrées. Le surpantalon K-Way est très vite indispensable, dès l'automne. Là, ça y est, le matin, la rosée s'invite sur l'herbe, donc l'herbe est mouillée. Donc si on veut que l'enfant soit à l'aise, justement, pour s'asseoir, le fait d'avoir le surpantalon K-Way, ça va lui permettre de s'asseoir dans l'herbe mouillée. Et puis un blouson imperméable. Ça, c'est un petit peu les indispensables pour faire classe dehors par tous les temps.
A.L.T. : Comment réagissent les enfants ? Est-ce qu’ils sont partants ? Est-ce que quand il fait froid, ils rechignent ?
C.F. : C'est une grande inquiétude des adultes, et en particulier des adultes en France. Mais c'est une question qui ne vient même pas à l'état d'esprit des enfants. En fait, quand il pleut, ils adorent. C'est un vrai plaisir pour eux, parce qu’ils vont… Ils oublient qu'il pleut. S'ils sont bien équipés, qu'ils ont des vêtements imperméables, en fait, physiquement, ils vont sentir les gouttes de pluie sur le visage. Ça nous arrive d'emmener aussi des parapluies et de se déplacer avec les parapluies. Pour une petite séance d'écriture ou de lecture dehors, sous son parapluie, l'enfant vit une expérience sensorielle aussi intéressante, qui va le marquer dans sa mémoire, dans sa mémoire d’apprentissage. Et donc, non, ça ne pose aucun problème aux enfants. Et puis, c'est le grand plaisir, bien sûr, de pouvoir explorer l'eau dans tous ses états : les flaques d'eau, mais aussi en période hivernale, l'eau gelée ou le givre du matin… Toutes ces expériences-là, elles sont possibles si on propose cette pratique à toutes les saisons et toute l'année.
A.L.T. : Dans votre premier livre, vous évoquez plusieurs notions que j’ai trouvées intéressantes, si vous pouvez nous les expliquer. Il s'agit des gestes premiers, des pièces détachées et de zones proximales.
C.F. : Oui. En fait, moi, les premières fois où je suis sortie en classe dehors avec mes élèves, ce que j'ai très vite identifié – j'avais vraiment des enfants de trois et quatre ans – c'était leur besoin, dans leurs actions, de creuser. De creuser la terre, de mélanger, de déplacer, de transvaser, d’agencer aussi, de lancer : de lancer des bâtons, de lancer des petits cailloux. Et en fait, ce sont les gestes premiers que chaque être humain fait, qui accompagnent un peu notre développement. Sauf que ce que je constatais, c'est que les enfants que j’accueillais dans ma classe, pour certains, avaient très, très peu expérimenté ces actions. Notamment creuser la terre, mélanger la terre avec de l'eau. Ce ne sont pas forcément des expériences aujourd'hui autorisées par les parents, ou possibles. Parce que tout simplement, en milieu urbain, on donne rarement l'occasion à l'enfant dans un parc de jeux, de pouvoir mélanger le sable avec l'eau, ou la terre avec l'eau. Donc c'est des expériences qu'il ne vit plus dans son quotidien de jeune enfant avant même l'école.
Or on sait que ces actions-là, elles sont indispensables pour son développement, pour son bon développement. Sur les pièces détachées… Je parle aussi de « pièces libres ». Je m'appuie vraiment sur la théorie de Nicholson, qui était architecte états-unien, et qui a développé cette théorie dans les années 70 : plus on va offrir à l'enfant un environnement complexe et mettre à sa disposition des objets mobiles, et plus il sera créatif. Et là encore, je reviens à l'exemple de nos parcs de jeux, en tout cas en France, où l'enfant a à sa disposition des objets pour entrer en action, comme le toboggan, le tourniquet. Mais ce sont des objets qui sont fixes, que l'enfant ne va pas pouvoir déplacer. Et en fait, quand il a à sa disposition… Et c'est le cas dans un espace de nature où il peut déplacer des branches, déplacer des cailloux, collecter des feuilles mortes… Tous ces petits objets mobiles vont favoriser sa créativité et son envie de transformer un petit peu les choses. Même, de commencer à laisser ses premières traces : avant même le crayon, l'enfant va avoir envie, avec un bâton, de dessiner dans le sable ou la terre des lignes, des spirales, pourquoi pas des bonhommes, ou commencer à faire ses premières écritures.
A.L.T. : Et comment les parents des enfants réagissent quand vous proposez l'école dehors, ou quand ils découvrent l’école dehors ?
C.F. : Du fait de la médiatisation, ces dernières années, de la pratique, en France, les parents sont plutôt enthousiastes, attentifs à ces nouvelles pratiques que l'enseignant va proposer pour ses élèves. Si ça n'est pas le cas, il va falloir effectivement être à l'écoute, aussi, du parent et être en capacité de prendre la mesure de l'inquiétude d'un parent. « Mais vous sortez aujourd'hui, il fait pas trop froid ? » Donc il faut aussi accompagner les parents, pour lesquels ça n'est plus forcément dans leur culture… S’ils ne sortent pas eux-mêmes avec leurs enfants, ça peut être compliqué de comprendre ce que ça veut dire, « faire classe dehors », parce que ce n'est pas non plus dans notre représentation de l'école, en tant que parents. Donc ça veut dire quoi « faire classe dehors » ? Donc c'est important de pouvoir partager, en photos et avec des mots, ce qu'est la classe dehors aux familles. Et puis l’enfant est un bon vecteur, aussi, pour partager. Enfin, moi, j'ai beaucoup de retours de parents, qui me disent qu’autant l'enfant ne parle pas trop de ce qu'il fait en classe, mais le temps de classe dehors, il y a une facilité à partager aux parents ce qui a été vécu, une petite découverte, une curiosité. Les enfants sont beaucoup plus à l'aise avec leurs parents pour parler de leur vécu de classe dehors. Ce qui fait que ça développe aussi le lien avec les familles.
A.L.T. : Et si, à l’inverse, on a un enfant en primaire, en maternelle, et qu'on aimerait justement initier une école dehors au sein de l'école en général, qu'est-ce qu'on peut faire, en tant que parent ?
C.F. : Peut-être, déjà, partager avec l'enseignant des pistes de lecture, ou d'articles. Je pense bien sûr à L’école à ciel ouvert, qui est une édition de La Salamandre, donc une association suisse qui propose… C'est vraiment pour les enseignants, plutôt d'école élémentaire, c'est une mine de propositions d’activités dans tous les domaines d’apprentissage. Et puis là, sur l'année 2022, il y a deux livres qui sont sortis quasiment en même temps. Il y a le livre dont je suis l'autrice, Il était une fois la classe dehors, qui est paru cet été aux éditions Hachette Éducation. Le second livre qui est sorti aussi cet été, c'est Faire classe dehors. C'est un livre… C'est une réédition, en fait, du collectif Tous Dehors belge. Et en fait, il a été actualisé avec des expériences et des témoignages d'enseignants d'écoles françaises. Donc ce sont deux ouvrages, je dirais, qui sont très concrets et complets pour se lancer dans la pratique.
A.L.T. : Et mesurer à quel point c'est bénéfique et facile à faire avec ses élèves ?
C.F. : Oui. C'est facile… Ça nécessite bien évidemment une organisation, une planification, mais en fait, il faut se lancer. C'est le premier pas, le plus difficile. Il y a beaucoup d'enseignants, une fois qu'ils se sont lancés, ils le disent, ils le partagent tous : ils ne reviendraient plus en arrière, parce qu'ils y trouvent beaucoup de bonheur à enseigner et beaucoup de joie à voir leurs élèves heureux d'apprendre.
A.L.T. : Oui, d'ailleurs, je mettrai un lien, parce que moi, j'ai découvert une petite vidéo qui m'a complètement emballée. Et je trouve qu'on voit très bien, du coup, concrètement, comment ça se passe. Et il y a une dernière chose : vous êtes maman de deux enfants.
C.F. : Oui.
A.L.T. : Comment les avez-vous élevés par rapport à l'environnement naturel ?
C.F. : Moi, je vis sur une ferme de 50 hectares, sur laquelle on a autoconstruit notre maison. C’est une maison entourée de prairies, de vallons, d'une rivière, d'un étang… Mes enfants, c'est vrai que je les ai laissés très vite toucher la terre, patouiller, expérimenter, faire leurs explorations dehors.
A.L.T. : J'ai l'impression qu'en fait, si on s'accordait en tant que parent à ne pas s'inquiéter pour les vêtements, à les chausser de bonnes bottes, de surpantalon… J’ai l’impression que c'est vraiment important, le surpantalon étanche. Un manteau, peut-être qu’on a acheté d'occasion…
C.F. : Mais tout à fait.
A.L.T. : Pour lequel on n’a pas de souci à se faire, qu’il s'abîme, etc. Et puis déjà, ce premier pas là, de ne plus s’inquiéter pour le vestimentaire ; et ensuite, accepter que votre enfant patouille, touche… Sans crainte, en fait.
C.F. : Oui, c'est ça. Et puis être à côté de lui, être avec lui, s'émerveiller de ses découvertes, aussi. Un très jeune enfant, c'est important en tant que parent de l'accompagner dans ses premières découvertes, qui sont parfois plaisantes, mais parfois déplaisantes. Alors là, pour le coup, c’est le souvenir d'une élève qui suçait encore beaucoup son pouce. Et en classe dehors, elle s'est retrouvée à prendre beaucoup de plaisir à patouiller dans la boue, à faire sa soupe de boue. Mais à un moment donné, elle a pris conscience qu'elle avait les mains pleines de terre. Et là, elle s'est mise à pleurer parce qu'elle ne pouvait plus mettre son pouce dans la bouche. Donc c'est accueillir aussi ces déplaisirs qui font partie de la vie dehors. Et donc c’est des petites choses toutes simples, mais c'est important de les vivre avec eux.
A.L.T. : Et même si on n'a pas de connaissances, comme vous disiez, le simple fait de s'émerveiller, de regarder, d'identifier, de se poser des questions…
C.F. : En fait, c'est souvent la curiosité des enfants qui nous amène à approfondir nos connaissances. Là encore, mes élèves, une année en classe dehors, se sont vraiment intéressés de près au ciel, au mouvement des nuages, à la forme des nuages, et petit à petit, ensemble, on a appris à nommer ces nuages. Et donc, je me suis un peu… Je n'y connaissais vraiment pas grand-chose, donc je me suis un peu formée sur le sujet des nuages. Donc comme on l'a dit tout à l'heure, il faut vraiment faire confiance à nos enfants, parce qu'ils ont une envie intrinsèque de grandir, de connaître et de s'ouvrir au monde. Et notre rôle, c'est tout simplement de les accompagner et d'être à leur écoute.
A.L.T. : Merci beaucoup, Crystèle. Vraiment, c'est passionnant, ça donne envie, vraiment très envie. À la fois de trouver des écoles qui pratiquent ce genre d'éducation, mais également de réfléchir à comment emmener nos enfants, au quotidien, plus souvent dans la nature. Dans cette belle nature, qu’on voudrait vraiment protéger.
C.F. : Oui. En tout cas, j'espère que ça donnera envie à plein d'autres parents, éducateurs… d'emmener les enfants dehors, bien sûr !
A.L.T. : Merci beaucoup.
C.F. : Au revoir.
A.L.T. : Pour information, vous retrouverez dans les notes de cet épisode tous les titres des ouvrages mentionnés par Crystèle Ferjou, ainsi que les références de ses deux livres et l'adresse du site Classe-dehors. Merci pour votre compagnie. Si vous avez aimé ce podcast, accordez-lui deux petites minutes pour lui attribuer quelques étoiles, et rédiger un commentaire avant de le partager avec votre entourage. À bientôt.