Dix ans après sa première alerte sur l'utilisation des écrans en famille, Bubble Mag à souhaité savoir si le psychiatre Serge Tisseron était toujours en accord avec ses propositions de l'époque. Il proposait alors aux parents et aux éducateurs une feuille de route pour un meilleur usage des écrans en familles.
Dans un livre devenu un grand classique - 3-6-9-12, Apprivoiser les écrans et grandir (ed. érès)- Serge Tisseron recommandait un usage proportionnel à l'âge des enfants.
Cette proposition est-elle toujours pertinente ? Les parents sont-ils plus conscients aujourd'hui qu'hier ? Avons nous collectivement domestiqué les écrans et les usages du numérique ? Quelles précautions pour l'avenir ? Voilà les questions que nous avons posé à Serge Tisseron.
Cinq ans ont passés depuis la première publication de 3-6-9-12. 10 ans depuis que vous avez imaginé ces recommandations liées à l’âge des enfants en 2008. Vous appeliez il y a cinq ans à « inventer de nouveaux rituels » et donniez quelques règles simples, une feuille de route adaptée à chaque âge. Ces recommandations sont-elles toujours valables, pertinentes, face aux usages actuels ?
Serge Tisseron : « Oui, elles sont plus valables que jamais ! La proposition « Pas de télévision avant 3 ans » a été relayée par les carnets de santé qui recommandent de ne pas mettre un jeune enfant dans une pièce où la télévision est allumée. Cela n’empêche pas de jouer avec un bébé en utilisant une appli amusante, mais c’est sur une période évidemment courte, et toujours en usage accompagné. De même, le slogan « pas de console personnelle avant 6 ans », qui signifiait ne pas acheter à un enfant de moins de 6 ans un outil numérique mobile personnel (à l’époque, il n’y avait ni tablettes ni smartphones, mais seulement des consoles portables)) a été repris en 2016 par l’Académie Américaine de Pédiatrie. Et l’idée de parler avec les enfants de ce qu’ils voient et font avec les écrans est plus important que jamais avec le développement de la pornographie et des fakes news. »
Comment observez-vous les changements d’usages face aux écrans ? D’une part la plus grande place faite aux plateformes de visionnage à la demande (donc le fait de choisir ses programmes, de pouvoir les arrêter et les reprendre à la demande) et aussi la créativité des éditeurs de jeux qui utilisent maintenant la réalité augmenté, des objets physiques qui entrent en interaction avec les écrans.
Serge Tisseron : « Quand une technologie apparaît, elle est toujours inhumaine. Cela a été le cas du chemin de fer et de d’automobile. Mais très vite, elle s’humanise en intégrant des notions d’ergonomie, c’est-à-dire de facilité d’utilisation, et des règles de sécurité. Le streaming et les podcasts ont beaucoup simplifié nos usages des écrans. Par ailleurs, ces technologies se métissent : c’est le cas avec l’introduction de la « Time Line » (ou ligne des temps) sur Facebook. C’est aussi ce que l’on voit avec Nintendo labo qui propose aux enfants de construire avec leurs mains des supports ludiques pour leur console. »
« Le remède au trop d’écran n’est pas dans la dénonciation et la culpabilisation des usagers, mais dans la redécouverte des multiples formes du lien social et dans notre capacité d’y associer nos enfants » écriviez-vous il y a 5 ans. Les écrans sont cependant étroitement liés au lien social-encore plus aujourd’hui qu’hier-et les nouveaux parents ont grandi avec les réseaux sociaux. Qu’est-ce que ça change ? Sont-ils mieux armés pour éduquer leurs enfants ?
Serge Tisseron : « Les réseaux sociaux se sont beaucoup éloignés de l’ambition qu’ils affichaient au début. Pour capturer toujours plus de données personnelles de leurs utilisateurs, ils les poussent à intensifier leurs échanges sans favoriser ni les débats ni les projets communs. Il nous faut redécouvrir ce que « réseau social » veut dire, en multipliant les occasions de rencontres physiques : les activités sportives, les jeux de société, les bals populaires, les spectacles partagés… »
Vous appeliez de vos vœux « un indispensable débat collectif sur la place des écrans dans les familles », il a lieu régulièrement, notamment grâce aux alertes de professionnels. Mais les familles sont-elles prêtes à débattre et à remettre en causes leurs pratiques ? Les alertes sont-elles mieux entendues ?
Serge Tisseron : « Les alertes des professionnels n’encouragent pas le débat collectif sur la place des écrans. Bien au contraire, chacun s’y sent plus seul et plus démuni que jamais. C’est pourquoi, à l’association 3/6/9/12, nous aidons les gens à s’aider eux-mêmes en se venant en aide mutuellement. Nous ne disons pas seulement : « Les écrans sont dangereux pour les enfants », mais : « Nous ne changerons notre rapport aux écrans que tous ensemble ». Par exemple, nous proposons des questionnaires sur les pratiques d’écrans que les enseignants et les parents d’élèves sont invités à dépouiller ensemble et dont les résultats servent de base d’échanges à l’occasion des rencontres que nous organisons. Nous apprenons aussi aux adultes à jouer. Si une nounou qui a la garde de jeunes enfants les met quatre heures par jour devant la télévision, ce n’est pas un lanceur d’alerte qui va la faire changer d’avis. C’est une autre nounou qui elle, les mets trois heures par jour, et consacre une heure à jouer avec eux à des jeux collectifs. »
Les écrans sont entrés à l’école, les élèves les utilisent, les enseignants également pour leurs cours et pour communiquer avec leurs élèves et les parents. Dans le même temps les Smartphones seront interdits dans les cours de récréation à la rentrée prochaine. Est-ce qu’il vous semble qu’on est en train d’apprivoiser collectivement les écrans dans le domaine de l’éducation ?
Serge Tisseron : « Oui. On s’aperçoit que donner une tablette à chaque enfant sans former les maîtres et sans questionner les finalités de l’enseignement n’était pas une bonne idée. Comme je le répète depuis 10 ans, il n’y aura de révolution numérique que s’il y a d’abord une révolution éducative et pédagogique. L’utilisation par les jeunes de leurs outils numériques domestiques transforme leur façon d’envisager les savoirs, les apprentissages et les relations. L’institution scolaire doit s’adapter à ces transformations en introduisant le tutorat, la classe inversée et les débats. L’introduction des outils numériques ne doit venir que dans un second temps, là où c’est nécessaire.»
Et dans 10 ans quels écrans ? Quelles sont selon vous les points sur lesquels les parents et éducateurs doivent aujourd’hui être les plus vigilants ?
Serge Tisseron : « Dans l’avenir, le développement des robots conversationnels transformera les interfaces entre nos machines et nous : nous leur parlerons et elles s’adapteront à nos attentes, sans que nous ayons besoin de passer par des interfaces visuelles comme sur nos Smartphones. Les images pourront aussi être projetées directement sur nos rétines à partir de lunettes, ou de tout autre système, et il n’y aura plus d’écrans visibles. Ces machines vont évidemment tout changer. Nous devons commencer à réfléchir à leurs conséquences afin de ne pas être pris de court comme nous l’avons été avec les Smartphones. C’est ce que je fais dans mon dernier livre : « Petit traité de cyber psychologie » (Ed. Le Pommier). »
Pour plus d'infos sur les recommandations de Serge Tisseron visitez le site 3-6-9-12.org et téléchargez l'affiche pour apprivoiser les écrans.
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